La procureure générale du Québec, Stéphanie Vallée, vient de prendre parti en faveur de la scission entre le mariage religieux et ses effets civils. Au-delà de sa portée symbolique, cette prise de position, en apparence laïque et progressiste, constitue le prélude à une « brèche » autrement plus importante, soit la dissociation du mariage civil de ses effets économiques telle que recommandée par le Comité consultatif sur le droit de la famille, présidé par Me Alain Roy.
La mise en pratique de cette recommandation pourrait ramener la cause des femmes québécoises aux heures les plus sombres du gouvernement Duplessis. Les récentes coupes du gouvernement actuel démontrant le peu de cas qu’il fait de la position, et du maintien, de la femme sur le marché du travail.
Le comité préconise l’application quasi intégrale des principes de l’autonomie de la volonté et de la liberté contractuelle au droit de la famille québécois. Or, si cette réforme a lieu, elle sera radicale.
D’abord parce que le mariage ne générera plus d’obligation financière entre les époux. À cet égard, le nouveau droit de la famille entend dissocier le mariage lui-même des obligations économiques qui en découlent.
Les Québécois(es) pourront toujours procéder à la cérémonie du mariage, pour des raisons personnelles, religieuses ou sociales, mais, au nom de l’autonomie de la volonté et de la liberté contractuelle, ils devront désormais négocier « à la carte » les effets économiques qui leur conviennent et pourront se soustraire aux autres.
Le nouveau droit de la famille s’intéressera davantage à l’individu qu’au couple. En effet, l’« assiette de partage » de la société d’acquêts ayant été jugée « beaucoup trop large » par le comité, le nouveau régime « patrimonial » se limitera, lui, aux résidences familiales, aux régimes de retraite, aux véhicules automobiles et aux meubles du ménage. Ce régime n’aura rien de contraignant, les époux, comme les conjoints de fait, étant libres de s’y soustraire ou d’y adhérer.
La seule obligation financière à laquelle nul ne pourra se soustraire découlera de la naissance d’un ou de plusieurs enfants. Ce qu’on appellera le « régime parental impératif » est un concept nouveau qui vise à compenser la perte pécuniaire subie par un parent dont l’emploi ou la carrière aura été mis en veilleuse en raison de son implication auprès de l’enfant.
Ce parent pourra réclamer à l’autre une « prestation compensatoire parentale », à condition que sa perte soit « non proportionnelle » à celle subie, le cas échéant, par l’autre parent. Autrement dit, aucune compensation lorsque les revenus de chaque parent diminuent dans une proportion égale, et ce, sans considération pour le fait que la baisse de revenu puisse être beaucoup plus névralgique pour l’un que pour l’autre.
Voilà toute la protection législative qui sera offerte, le comité préconisant l’abolition quasi totale de garde-fou législatif pour les conjoints vulnérables.
La position du CSF
De son côté, à juste titre, le Conseil du statut de la femme (CSF) se dresse contre l’abandon des mesures législatives en faveur des conjoints économiquement faibles.
Et pourtant, ce même Conseil, lors de sa création en 1973, se montrait favorable aux principes de l’autonomie de la volonté et de la liberté contractuelle.
Il faut dire qu’à cette époque, il y avait tout lieu de croire que, dans un avenir rapproché, l’accès aux études supérieures et au marché du travail permettrait aux femmes de concilier leur rôle de mère de famille avec un emploi qui assurerait l’équilibre financier dans le couple.
Le CSF constate aujourd’hui que la « révolution des valeurs » n’a pas généré une « organisation égalitaire entre les sexes », et ce, « même au sein de cette génération qui a grandi dans la foulée des changements sociaux engendrés par le mouvement féministe ».
Il ajoute que « pour les hommes, le taux d’activité et d’emploi augmente avec le nombre d’enfants, alors que celui des femmes diminue. […] La division sexuelle du travail continue de façonner différemment les aspirations des femmes et des hommes, les femmes étant préparées par leur socialisation à assumer la majeure partie du travail familial non rémunéré ».
Le CSF se montre aussi particulièrement sceptique à propos de l’« autonomie de la volonté » chez un jeune couple en voie de se former. Il s’interroge sur l’image que se font les jeunes de la conjugalité. Il s’inquiète du fait qu’ils soient « réticents à discuter des questions légales et financières qu’ils jugent incompatibles avec l’état amoureux », et qu’ils refusent d’« envisager une éventuelle rupture et encore moins de parler d’argent ou de contrat », ce qui équivaudrait pour eux à « admettre ou à introduire un doute dans la relation de confiance qui prévaut entre eux ».
Bref, le Conseil considère qu’il incombe au législateur de leur aménager des garde-fous.
Faudrait-il croire que nous avons atteint un niveau de civilisation tel que, après plusieurs siècles d’autorité maritale et de puissance paternelle, l’équilibre économique entre maris et femmes serait rétabli au point de rendre superflue toute mesure de protection législative à cet effet ?
Cette réforme constituera-t-elle un progrès ou un retour, très loin en arrière, du balancier législatif vers un capitalisme sauvage où, avec les lois du marché comme seul régulateur, et sans autres barrières, le maillon le plus faible du couple subira la loi du plus fort ?
Selon nous, les propositions du Comité consultatif sur le droit de la famille ne s’adressent, au bout du compte, qu’aux universitaires, aux professionnels et aux bien nantis, et elles causeront un tort, peut-être irréversible, à l’équilibre des forces au sein des autres couples.
Cet article a été publié dans Le Devoir le 4 mars 2016.