Le 14 février 2018, l’Honorable juge Donald Bisson de la Cour supérieure rendait un jugement important dans l’affaire Crabtree c. Beauchamp (2018 QCCS 526) en émettant, contre les propriétaires d’un terrain borné par une rivière, une ordonnance de stabilisation d’un mur de soutènement du talus de ce terrain qui menaçait de s’effondrer. La municipalité basait son recours sur l’article 231 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme l’autorisant à demander à la Cour d’émettre une telle ordonnance lorsqu’une construction est dans un état tel qu’elle peut mettre en danger des personnes. La municipalité invoquait également les articles 58 et 61 de la Loi sur les compétences municipales l’autorisant à demander à la Cour une ordonnance visant à faire disparaître une nuisance.
Les propriétaires du terrain riverain en bordure duquel ce mur de soutènement était situé contestaient cette demande d’ordonnance en alléguant que la municipalité n’était pas en mesure de produire un certificat de localisation d’un arpenteur-géomètre démontrant que ledit mur était situé à l’intérieur des limites du lot du cadastre du Québec leur appartenant. Notons que le littoral de la rivière n’était pas cadastré, c’est-à-dire qu’il n’était identifié par aucun numéro de lot au cadastre du Québec. Ils contestaient également cette demande d’ordonnance en prétendant que c’était la municipalité ou le gouvernement du Québec qui avait fait construire ce mur de soutènement en même temps que le pont situé à proximité construit en 1959.
Notons que la dangerosité du mur de soutènement pour les personnes avait fait l’objet d’un aveu judiciaire de la part des propriétaires riverains dans leur demande reconventionnelle. Cet aveu a été maintenu par le jugement de la Cour, malgré l’amendement de la demande reconventionnelle effectué par lesdits propriétaires quelques jours avant le procès visant à retrancher l’admission de cette dangerosité. Au surplus, la Cour déclare que de toute façon la preuve démontre que l’état de ce mur pose un danger pour les personnes pouvant se trouver sur le terrain riverain (présence d’une crèmerie, d’un café et d’un logement) ainsi que pour les personnes circulant sur la rivière (kayaks, canots, chaloupes, moto-marines et pontons) ou s’y baignant.
Pour établir que le mur de soutènement appartenait aux propriétaires du terrain riverain, la municipalité a tout d’abord fait la preuve du caractère non navigable ni flottable de la rivière s’écoulant au pied du mur de soutènement. En procédant à une telle preuve, puisque cette portion de territoire avait été concédée avant le 1er juin 1884 sans exclusion de cette rivière, cela permettait d’établir que ce cours d’eau faisait depuis partie du domaine privé et que par conséquent, les propriétaires du terrain riverain se trouvaient ainsi propriétaires également de la portion de la rivière prolongeant leur terrain jusqu’à la ligne médiane de ladite rivière (aussi appelée le «fil de l’eau»)(article 919 du Code civil du Québec).
En l’espèce cette portion de territoire avait été concédée en 1734 par le Roi de France au Sieur de Lavaltrie afin de permettre l’agrandissement de la première portion de sa seigneurie concédée en 1672. Il n’y a pas eu la preuve d’une aliénation distincte du littoral de cette rivière suivant la concession ou d’une réserve de la part d’un vendeur du terrain riverain (ce qui normalement aurait mené à son identification au cadastre au moyen d’un lot distinct).
En faisant la preuve de la non navigabilité et de la non flottabilité de la rivière, il devenait donc inutile de déterminer si le mur de soutènement était situé à l’intérieur des limites du lot des propriétaires riverains identifié au cadastre, puisque ce mur était alors nécessairement situé, soit sur ce lot, soit dans la portion de la rivière leur appartenant.
Si cette rivière avait plutôt été navigable et flottable, son littoral aurait alors été la propriété de l’État québécois (en l’absence d’un acte aliénation spécifique par l’État) et la municipalité aurait alors dû prouver que le mur de soutènement était situé à l’extérieur de la ligne des hautes eaux (article 919 du Code civil du Québec) pour établir qu’il se trouvait sur le terrain des propriétaires riverains.
L’évaluation du caractère navigable et flottable d’une rivière doit se faire en fonction d’une navigation de nature commerciale. Celui-ci doit être une véritable voie de transport et de communication. Il ne suffit donc pas que puissent circuler sur une rivière des petites embarcations de plaisance. La navigation doit pouvoir s’y pratiquer d’une manière commode et profitable d’un point de vue commercial. La Cour supérieure a considéré que la municipalité avait établi par prépondérance de preuve le caractère non navigable ni flottable de la portion de la rivière située le long du mur de soutènement et avait donc ainsi établi le droit de propriété des propriétaires du terrain riverain sur cette portion de la rivière jusqu’à sa ligne médiane du cours d’eau.
La Cour supérieure est venue également reconnaître que cette preuve de non navigabilité et de non flottabilité puisse se faire au moyen de témoins ordinaires, tel que l’inspecteur municipal ou le directeur des Travaux publics, sans qu’il ne soit toujours nécessaire de recourir à une preuve d’expert (tel qu’en hydrologie, en photo-interprétation ou en géomatique).
La municipalité, en ayant établi devant la Cour que le mur de soutènement était situé sur la propriété des propriétaires du terrain riverain allant jusqu’à la ligne médiane du cours d’eau, a pu ainsi faire valoir le principe d’accession immobilière prévu à l’article 955 du Code civil du Québec à l’effet que les constructions situées sur un immeuble sont présumées appartenir aux propriétaires de celui-ci. Pour renverser cette présomption, les propriétaires devaient prouver que :
- Le propriétaire de leur immeuble, au moment de la construction du mur de soutènement, a autorisé une tierce personne identifiée à le construire;
- Cette tierce personne identifiée a effectivement construit le mur de soutènement;
- Les auteurs ont renoncé au bénéfice de l’accession, créant ainsi un droit de propriété superficiaire.
Or, les propriétaires du terrain riverain n’ont été en mesure de prouver aucun de ces éléments. Par conséquent, la Cour supérieure a déclaré que les propriétaires du terrain riverain étaient également propriétaires du mur de soutènement et leur a ordonné de soumettre dans les 30 jours les demandes d’autorisation requises afin de procéder aux travaux de stabilisation ou de remplacement dudit mur et de réaliser les travaux ainsi autorisés dans les 30 jours de l’émission du certificat d’autorisation municipale.
Ce jugement de la Cour supérieure vient donc rappeler une réalité souvent ignorée dans les portions du territoire québécois concédées avant le 1er juin 1884, ce qui inclut une bonne partie de la Vallée du Saint-Laurent. Dans ces portions du territoire, les propriétaires de terrains bordant un cours d’eau non navigable ni flottable sont généralement aussi propriétaires de la portion de ce cours d’eau située vis-à-vis leur terrain jusqu’à sa ligne médiane.
Soulignons qu’en pratique, ce droit de propriété sur le lit de ce type de rivière est assujetti à de nombreuses contraintes résultant des normes de protection environnementale du littoral découlant de la règlementation de zonage et de la Loi sur la qualité de l’environnement, des normes découlant de la compétence des MRC sur le libre écoulement des cours d’eau prévue à la Loi sur les compétences municipales, de même que des normes contenues à la Loi sur le régime des eaux et à la Loi sur la sécurité des barrages incluant leurs règlements d’application.
Le jugement que vient de rendre la Cour supérieure démontre cependant que ce droit de propriété peut créer des obligations. En effet, en cas d’incertitude quant aux origines de construction d’un ouvrage se trouvant aux limites d’un terrain borné par une rivière non navigable ni flottable situé dans un territoire concédé avant le 1er juin 1884, ce principe de propriété riveraine jusqu’à la ligne médiane du cours d’eau rend généralement responsable du bon état de cet ouvrage le propriétaire dudit terrain en vertu du principe d’accession immobilière qui crée à son égard une présomption de propriété de l’ouvrage.