Depuis l’affaire Viel1 il y a presque vingt ans, une jurisprudence abondante a été rédigée pour encadrer les circonstances dans lesquelles des dommages pour abus de procédures seront octroyés et sous quelle forme.
Deux dispositions distinctes sont prévues au Code de procédure civile2 (C.p.c.) pour obtenir des dommages en abus de procédures. D’une part, les articles 51 et ss traiteront des questions de fonds alors que l’article 342 traitera plutôt du comportement d’une partie durant l’instance, sans égard au bien-fondé de sa réclamation3.
Par ailleurs, le remède prévu selon le type d’abus diffèrera suivant chacune de ces dispositions, l’article 54 C.p.c. étant de nature indemnitaire alors que l’article 342 C.p.c. sera plutôt de nature répressive4.
Ainsi, une partie pourrait obtenir gain de cause tout en étant condamnée à payer les frais de la partie adverse, en tout ou en partie, pour un manquement en regard de ses obligations : limiter l’affaire à ce qui est nécessaire, ne pas nuire à autrui de façon excessive ou déraisonnable (art 19 C.p.c.), coopérer, se tenir informés mutuellement pour favoriser un débat loyal, etc. (art 20 C.p.c.). Selon le manquement, les dommages pourront être réclamés en vertu de 51 et ss ou 342 C.p.c.
D’une part, entrent notamment dans les manquements sur le fond (art 51 ss C.p.c.) les poursuites-baillons5, celles introduites dans un objectif de vengeance6 ou intentées avec un agenda caché, par exemple retarder l’exécution d’une obligation (détournement des fins de la justice)7.
D’autre part, constituent des manquements portant sur le comportement durant l’instance (art 342 C.p.c.) l’entêtement d’une partie à multiplier les actes de procédures alors qu’un juge s’est prononcé au stade préliminaire sur l’absence totale de chance de succès de ces demandes8, le défaut de respecter des engagements ou d’étirer volontairement les débats devant le tribunal9, le fait de ne pas se présenter à un interrogatoire ou à une audience10.
Malgré tout, les tribunaux seront hésitants à accorder de tels dommages et préfèreront s’abstenir en l’absence de preuve d’abus flagrant, puisque la ligne peut parfois être mince entre témérité et abus de procédure.
À cet effet, l’honorable juge Dalphond mentionnait dans Royal Lepage11 :
[42]Avant de tenter de définir la témérité comme source d’abus, je rappelle que la faute civile consistant en l’abus d’ester constitue une limite au droit fondamental de s’adresser aux tribunaux, un peu comme la diffamation par rapport à la liberté d’expression. Il faut donc dans son interprétation balancer des intérêts et des valeurs contradictoires et se rappeler qu’il faut éviter une interprétation qui dissuaderait tout plaideur de faire valoir, de bonne foi, une thèse nouvelle ou fragile.
Enfin, dans Biron c. 150 Marchand Holdings inc., la Cour d’appel souligne que l’idéalisme des grands principes d’équité procédurale, bien que louable, ne doit pas prendre le pas sur leur application, compte tenu des limites de notre réalité juridique :
[113]Les obligations et devoirs prescrits par le législateur dans les articles 19 et 20 C.p.c., ainsi que dans la disposition préliminaire, sont bien évidemment fort valables, mais il ne faut pas oublier qu’ils s’inscrivent dans une dynamique où les deux parties à un litige sont tout de même des adversaires et où les avocats impliqués ont (généralement) plusieurs dossiers à gérer en même temps. L’idéalisme est de mise dans la formulation des principes et des objectifs à atteindre, mais le réalisme l’est tout autant dans leur application au quotidien, au risque, autrement, de compliquer sérieusement, et inutilement, le travail des avocats et de les exposer, de même que les parties qu’ils représentent, à des demandes de ce genre dans la quasi-totalité des dossiers. En d’autres mots, il convient de viser haut dans la formulation des principes, mais de viser juste dans leur application.Ainsi, l’octroi systématique de dommages pour abus aurait pour résultat de banaliser ce type de réclamation et encourager leur multiplication. Cela aurait pour conséquence de restreindre considérablement l’accès à la justice, par crainte de sanction en cas d’appréciation inexacte de la portée de nos droits. Chaque situation est un cas d’espèce et devra donc être analysée dans son ensemble avant de pouvoir conclure à un abus qui, rappelons-le, devra être clair et non équivoque.