Lors de différends en matière d’appels d’offres publics, la jurisprudence majoritaire adopte les balises établies par la Cour Suprême dans La Reine (Ont.) c. Ron Engineering[1] qui spécifie qu’il y a en réalité deux contrats distincts formés lors d’appels d’offres. Le « Contrat A » prend naissance dès le dépôt de la soumission[2] et le « Contrat B » est formé lorsque le donneur d’ouvrage retient une soumission, acceptant ainsi l’offre faite. Qu’en est-il lorsqu’il existe une condition suspensive au Contrat A et quels sont les impacts sur la réalisation du Contrat B ? Si cette condition entraîne un certain délai dans l’exécution du contrat, l’adjudicataire peut-il alors ajuster ses prix à la hausse pour suivre le marché, et ce, malgré une clause au contrat l’interdisant ?
Dans son Devis pour soumission, une municipalité prévoit généralement que « l’adjudication du contrat est conditionnelle à l’obtention des autorisations (MDDELCC, MAMOT, règlement d’emprunt, etc.) ». Une telle condition est non seulement essentielle, mais également légale puisque prévue dans la Loi sur les travaux municipaux[3].
Parallèlement à la clause de condition suspensive, le Devis pour soumission contiendra également une clause sur la période de validité des soumissions, généralement stipulée comme suit : « […] les prix fournis par les soumissionnaires demeurent valides pour une période de quatre-vingt-dix (90) jours de calendrier consécutifs suivant la date de fermeture de la période de soumission. »
Ainsi, cette clause implique que si les délais engendrés par l’obtention préalable d’autorisations excèdent la période de validité et que de façon concomitante les prix sur le marché augmentent, l’adjudicataire pourra valablement revoir ses prix à la hausse pour suivre l’inflation. Cependant, il devra rapidement en informer le donneur d’ouvrage. S’il ne manifeste aucune intention en ce sens et participe à une réunion de chantier sans soulever de commentaires, cela pourrait constituer un consentement tacite de contracter dans les conditions préalablement établies[4].
Dans Constructions Gagné & Fils inc. c. Berthierville (Ville de)[5], la ville de Berthierville avait lancé une invitation à soumissionner pour des travaux municipaux visant la mise aux normes de son usine de filtration. La période de validité des soumissions était de 90 jours à compter de la date de réception des soumissions, soit le 4 décembre 2003, menant donc au 3 mars 2004. Le 12 janvier 2004, la municipalité adopte une résolution octroyant le contrat à Constructions Gagné & Fils, conditionnellement à l’obtention de certaines autorisations. Ce n’est que le 3 mars 2004 que toutes les conditions sont réalisées et que Constructions Gagné & Fils en est avisée, soit le dernier jour avant l’expiration du délai de 90 jours. S’ensuit une réunion de coordination préchantier le 11 mars puis une réunion de démarrage le 16 mars. Le 18 mars, Constructions Gagné & Fils fait parvenir un avis du détail des coûts additionnels au donneur d’ouvrage. Ne pouvant répondre à cette demande d’augmentation des coûts, la municipalité résilie le contrat. Constructions Gagné & Fils poursuit alors la municipalité pour la perte des profits escomptés. Aux paragraphes 55 à 57, le Tribunal en arrive à la conclusion qu’en assistant à une réunion de chantier sans manifester aucun désaccord ni préoccupation, Constructions Gagné & Fils a acquiescé tacitement à un nouvel échéancier et ne peux en invoquer un préjudice.
En matière contractuelle, il arrive que les conditions économiques dans lesquelles le contrat a été conclu changent au bénéfice d’une partie et au désavantage de l’autre. On parle ici de préjudice économique, basé sur la théorie de l’imprévision. Bien que le préjudice subi par l’un des cocontractants soit réel, il a été clairement établi par les tribunaux québécois qu’un tel préjudice économique ne sera pas indemnisé et qu’il appartient aux parties de contracter en fonction des risques et des aléas économiques.
L’affaire Construction DJL inc. c. Montréal (Ville de)[6], dans laquelle il est question d’augmentation significative du prix du bitume, fait d’ailleurs une revue de la jurisprudence et la doctrine sur le sujet. Argument intéressant, le Tribunal précise que si la ville de Montréal acceptait l’ajustement du prix du bitume à la hausse de son adjudicataire, cet accord se ferait au détriment des autres soumissionnaires, dont les soumissions rejetées étaient plus élevées puisqu’elles tenaient compte de tels aléas économiques.
Si la période de validité des soumissions est toujours en vigueur, le recours qui s’offre à la municipalité est d’abord de répondre à l’adjudicataire que sa demande d’ajustement de prix ne peut être acceptée. En cas de refus par l’adjudicataire de respecter ses obligations, la municipalité pourra résilier le contrat et aura alors deux options : soit faire un nouvel appel d’offres ou encore donner le contrat au soumissionnaire subséquent. L’adjudicataire pourra être tenu responsable de la différence de prix que la municipalité aura à débourser.
[1] 1981 CanLII 17 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 111.
[2] Conditionnellement à ce qu’elle soit conforme.
[3] L.R.Q., c. T-14, articles 1, 3 et 5.
[4] C.c.Q. art 1386.
[5] 2008 QCCS 300 (CanLII).
[6] 2013 QCCS 2681 (CanLII).